Table ronde

L’encadrement des mobilisations

Julie Gervais : Les « mobilisations citoyennes » orchestrées par le monde des affaires- le cas d’AirBnB en Europe

Parallèlement à leurs activités politiques traditionnelles, certaines entreprises privées ont recours à un type de lobbying fondé sur ce qu’on peut appeler « corporate grassroots mobilisation », soit l’organisation (par la compagnie) d’actions collectives de ses client-es, en vue d’exercer une influence « citoyenne » sur les décisions publiques. Inspirée par les savoir-faire des mouvements sociaux, et encadrée par des logiques marketing qui ne disent pas leur nom, cette stratégie d’influence « par le bas » interroge sur les transformations de l’espace de représentation des intérêts. La quête de légitimité sociopolitique du monde des affaires vient ainsi brouiller les frontières entre militant-es et consommateurs ou consommatrices, et entre les mobilisations propres à l’espace protestataire et celles orchestrées par les entreprises privées. Mon enquête sur le cas d’AirBnB (Barcelone, Berlin, Londres, Paris), qui développe ce phénomène en Europe à partir d’une subversion du modèle du « community organizing », témoigne de l’orchestration entrepreneuriale d’une forme de néo-libéralisme « de gauche » – soit l’alliance entre des valeurs progressistes et le monde des affaires, visant in fine à lutter contre l’imposition et la régulation des entreprises privées par les pouvoirs publics.


Julie Riegel : La conflictualité à l’aune de la parité de participation : la place des agriculteurs dans les offres de concertations environnementales

La corrélation supposée entre participation et protection de l’environnement fait l’objet depuis plusieurs années d’un désenchantement, au regard de la persistance de la crise écologique et de la résurgence de la conflictualité dans les projets d’aménagement et d’environnement. Ces conflits sont particulièrement prégnants entre gestionnaires de l’eau et acteurs agricoles à l’échelle des territoires, et sont souvent lus comme la confrontation d’intérêts et de valeurs antagonistes, insolubles dans la délibération. A partir de trois enquêtes anthropologiques au long cours, comparant les traces, la mémoire et les effets de concertations instituées autour de la gestion des rivières, ma recherche offre un contrepoint à cette hypothèse. Le statut donné à l’expertise technique, la temporalité et la texture du dialogue local, ainsi que les registres de légitimité associés aux intérêts portés par les différentes parties-prenantes, s’avèrent déterminants dans la trajectoire des conflits en jeu. En exposant les résultats d’une de ces enquêtes, conduites sur le bassin versant du Buëch dans les Hautes-Alpes, ma communication montre qu’il est prématuré de remettre en cause la plus-value de la participation à la construction d’une démocratie écologique. Une parité de participation, croisant des enjeux de justice de distribution, de reconnaissance et de participation, doit encore être éprouvée, permettant de mettre en délibération des valeurs et des rationalités environnementales, et pas seulement des faits techno-scientifiques.


Emmanuelle Bouilly : « Faire du couscous et des meetings contre l’émigration clandestine. » Mobiliser sans protester au Sénégal

Cette présentation livrera les résultats d’une recherche doctorale qui porte sur la mobilisation de mères de migrants au Sénégal. En 2006, un peu plus de 30 000 Subsahariens ont réussi à émigrer en Espagne en traversant l’océan Atlantique à bord de pirogues. Parmi eux, environ 10 000 Sénégalais ont ensuite été expulsés dans leur pays d’origine. De nombreux autres sont morts dans leur tentative de rejoindre l’Europe. Plusieurs mères de migrants morts ou portés disparus se sont alors élevées contre ces drames, créant une association ayant pour mission officielle de « lutter contre l’émigration clandestine ». Ce combat a pris la forme d’actions de sensibilisation sur les dangers de certaines routes et moyens migratoires, ainsi que d’entraide morale et économique pour les familles des disparus, et de témoignages publics – parfois soutenus par des bailleurs de fonds internationaux ou les pouvoirs publics sénégalais. L’étude de cette mobilisation montre qu’il existe, au Sénégal, une option qui consiste à mobiliser sans protester : à mener une action collective sans recourir à l’action protestataire. Ceci sera l’occasion de discuter des usages et des limites de la sociologie des mouvements sociaux sur des terrains non-occidentaux et à l’égard de mobilisations subalternes. 

Plus d'infos