Mme Cecile Bou Farres
Doctorante
Recherche
Direction(s) de thèse
Denis Forest (Paris 1) Elodie Giroux (Lyon 3)
Thèmes de recherche
fonction, philosophie de la biologie, thérapies manuelles, philosophie de la médecine, philosophie expérimentale
La chiropraxie est une thérapie manuelle née aux États-Unis à la fin du XIXème siècle. En France, seuls 1200 à 1400 chiropracteurs sont actuellement en exercice, mais le nombre d’étudiants et l’augmentation progressive des promotions – actuellement autour de 180 nouveaux diplômés par an – promettent un développement rapide de ce chiffre. La législation encadrant la profession est très récente et extrêmement favorable : la chiropraxie est légalisée en 2002 avec la loi Kouchner, les décrets d’application paraissent en 2011, ceux de formation en 2018 et la loi définit aujourd’hui cette profession comme une thérapie visant le diagnostic et le traitement des troubles neuro-musculo-squelettiques. Il n’existe en France qu’un seul institut de formation, basé sur deux campus. Malgré une législation univoque et une formation unique, la chiropraxie est une profession historiquement divisée. Son modèle de pratique a longtemps été subluxationniste, la subluxation étant censée être une lésion provoquant une interférence dans le système nerveux, cause supposée de toutes les maladies. Dans un tel modèle, le rôle des chiropracteurs est de diagnostiquer et traiter les subluxations – ce qui diverge donc de la définition législative. Cette divergence témoigne de l’éloignement des institutions chiropratiques de ce modèle subluxationniste. On trouve ici un des premiers points de division évoqués plus haut, car les distinctions entre les factions chiropratiques peuvent s’étudier selon un spectre science-tradition. Elles sont visibles chez les étudiants dès la formation malgré une position officielle et institutionnelle univoque du côté scientifique du spectre. Pourtant, malgré ces divisions, le terme de « fonction » est omniprésent et revendiqué par l’ensemble des factions professionnelles comme étant ce que l’analyse chiropratique évalue et ce que le traitement cherche à améliorer. C’est de ce constat qu’est partie l’interrogation menée au cours du mémoire de M2, car il semblait nécessaire de s’interroger d’abord sur la capacité de cette notion de fonction à être un élément de paradigme – au sens kuhnien[1], c’est-à-dire à participer à l’unité réelle de la profession chiropratique. Il était en effet envisageable qu’une telle unité existe en deçà ou au-delà des divergences d’intérêt affichées, inévitables à toute profession car dépendantes de ce que BUCHER et STRAUSS[2] appellent les segments professionnels, c’est-à-dire des groupes internes à chaque profession résultant de la division du travail au sein du champ professionnel. Dans le cadre du mémoire, pour étudier ces divergences d’intérêt, les chiropracteurs ont été classés, en accord avec la littérature[3], en trois groupes. Le premier groupe, dit « traditionnel » ou « vitaliste », est un groupe qui prétend s’attacher aux valeurs des fondateurs de la chiropraxie, relativement réticent au discours scientifique et à l’évolution des pratiques. Il utilise notamment la notion de subluxation mentionnée plus haut. Le second groupe, dit « evidence-friendly » ou « scientifique », est un groupe caractérisé par la volonté de ses membres d’exercer aux plus près des données issues de la recherche et d’être intégrés dans le système de santé. Ce second groupe a renoncé au modèle subluxationniste et y est ostensiblement hostile. Enfin, le troisième groupe, dit « centriste », est un ensemble assez hétérogène de chiropracteurs refusant de trancher entre les deux positions et cherchant assez confusément à unifier la discipline, en tentant d’élaborer une traduction des principes traditionnels dans un discours qui semblerait acceptable d’un point de vue scientifique. Ces trois groupes ont été étudiés à la fois à travers leur littérature, leurs discours via un questionnaire qualitatif et leurs pratiques grâce à quelques observations en cabinet. Le but de cette étude était de comprendre si les trois factions utilisaient effectivement le terme de « fonction », et si elles l’utilisaient dans le même sens ou selon les mêmes divergences que l’on trouve habituellement en philosophie de la biologie, c’est-à-dire les définitions étiologique, normative et du rôle causal de la fonction. Cette première étude a permis de montrer que le groupe traditionnel est plus proche d’une version pré-darwinienne de la fonction, n’ayant aucun problème à mobiliser une charge téléologique, voyant la fonction corporelle comme définie par une entité supérieure immanente. Le groupe centriste, quant à lui, est plutôt proche d’une version normative de la fonction, cette fois-ci définie comme « fonction neurologique » dans un sens très large, puisque le neurologique est ici censé conditionner toutes les autres fonctions. Enfin, le groupe evidence-friendly a une utilisation plus ambiguë du terme de fonction, tour à tour normative ou du rôle causal. Ces premiers résultats obtenus au sein du mémoire montrent la richesse du questionnement et l’intérêt de développer cet enjeu, car l’ambiguïté pointée au terme de cette recherche semble recouper celle pointée par P. SCHWARTZ dans la version pluraliste de l’analyse de fonction[4]. Ce dernier montre en effet dans son article « An alternative to conceptual analysis in the function debate » que le débat entre les positions sur la définition supposée correcte de la notion de fonction est relativement clos, et que le choix d’un camp relève plus d’une décision que d’une découverte quant au sens de ce concept tel qu’utilisé par les biologistes. Il montre ainsi qu’à partir d’une utilisation réelle ambiguë de la part des biologistes, il serait plus pertinent de produire une explication philosophique qu’une analyse conceptuelle au sens strict. L’analyse conceptuelle écartée ici est précisément celle qui prétend gommer cette ambiguïté du discours scientifique en « devinant » un sens sous-jacent dont on suppose qu’il aurait toujours été là. L’explication philosophique, quant à elle, vise à partir de l’ambiguïté du concept de fonction, tel qu’utilisé réellement par les biologistes, à proposer plusieurs définitions – d’où une explication dite pluraliste – qui soient délestées de leur charge téléologique, afin qu’elles puissent être utilisées par les biologistes si ceux-ci veulent attribuer une fonction à un trait sans risquer l’explication non-scientifique. Ce type d’explication pourrait être mené sur la chiropraxie, impliquant d’analyser la ou les définitions de la fonction les plus pertinentes pour l’utilisation qui en est faite au sein de la profession. Cela paraît d’autant plus d’actualité que la profession semble s’orienter vers un modèle plus fonctionnaliste de sa pratique. En effet, de nombreux essais cliniques cherchent aujourd’hui à faire une évaluation fonctionnelle à la fois du système neuro-musculo-squelettique et de l’efficacité des traitements chiropratiques sur cette fonction. Les cours mentionnent également explicitement l’analyse fonctionnelle. Il faut également s’interroger sur la fonction comme élément de répertoire[5] – au sens d’Ankeny et Leonelli, c’est-à-dire un élément susceptible de permettre l’existence d’une communauté chiropratique, plutôt que comme élément de paradigme. Dans le groupe scientifique, il convient d’étudier par l’observation en cabinet et dans les équipes de recherche, par l’analyse de la littérature et éventuellement par des entretiens, les différentes utilisations de la notion de fonction à l’œuvre pour expliciter le sens de ces utilisations. Une recherche en philosophie expérimentale, par l’introduction de questionnaires visant à vérifier comment les chercheurs et les chiropracteurs entendent manier et convoquer cette notion de fonction devra également être mise en place dans le cadre de cette thèse[6]. Une première approche permettrait de préciser les implicites de l’utilisation du concept de fonction et éventuellement les attentes et besoins des professionnels. La tenue au sein de l’institut de formation de plusieurs essais cliniques sur la fonction rendent cette étude possible, permettant d’être sur place, au cœur de l’équipe de recherche. Cela semblerait d’autant plus approprié que cela rejoindrait le projet de SCHWARTZ qui appelle à s’appuyer sur des utilisations empiriques plutôt que sur des expériences de pensée pour la définition de la fonction, les expériences de pensée validant ou invalidant les différentes positions philosophiques en fonction de celle que l’on choisit, au lieu de répondre à l’utilisation réelle qu’en font les biologistes et qui est pourtant censée être le point de départ et le moteur de l’interrogation philosophique. Il conviendra donc, à partir de cette étude de l’utilisation de la notion de fonction par les chiropracteurs, à la fois dans la pratique et dans la recherche, d’élaborer une ou plusieurs propositions de définition de la fonction en chiropraxie, ces propositions n’ayant pas vocation à se soustraire à l’utilisation qu’en font déjà les cliniciens et les chercheurs, mais à pouvoir être utilisées comme base épistémologique solide si un chercheur en chiropraxie veut attribuer une fonction déterminée à un trait, afin d’éliminer la charge téléologique sans empêcher la recherche ou l’activité clinique. Une seconde approche en philosophie expérimentale pourrait également vérifier l’adaptation des définitions proposées au cours de la thèse à la recherche en chiropraxie. Si la notion de fonction fait effectivement partie d’un répertoire au sens d’Ankeny et Leonelli, alors deux enjeux majeurs se dégagent : d’une part il peut permettre de savoir si la chiropraxie peut ou ne peut pas être unifiée autour de cette notion, et dans le cas où elle ne le pourrait pas, si ce répertoire est approprié pour permettre d’asseoir l’existence d’une partie de la profession comme discipline à part entière, comme chiropraxie fonctionnaliste par exemple ; d’autre part, un tel répertoire peut être commun à plusieurs disciplines, ce qui amène à s’interroger sur la façon dont la notion de fonction est empruntée à ou partagée avec d’autres disciplines telles que la neurologie, la physiologie, et dont elle est éventuellement modifiée dans un cadre spécifiquement chiropratique. Une réflexion plus globale à partir de cette analyse entendra proposer une réflexion de fond sur la position de la chiropraxie au sein des médecines alternatives et complémentaires et sur ses rapports avec la médecine conventionnelle, posant plus généralement la question des rapports entre chiropraxie et EBM, telle qu’elle a commencé à être abordée dans le mémoire. RÉFÉRENCES Ankeny Rachel A. et Sabina Leonelli, « Repertoires: A post-Kuhnian perspective on scientific change and collaborative research », Studies in History and Philosophy of Science Part A, vol. 60, 1er décembre 2016, p. 18-28. Champy Florent, La sociologie des professions, Paris, PUF, 2012. Cova Florian, « Éditorial », Klesis, Philosophie expérimentale, no 27, 2013, p. 1-28. Kuhn Thomas S, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2016. Leboeuf-Yde Charlotte, Stanley I. Innes, Kenneth J. Young, Gregory Neil Kawchuk et Jan Hartvigsen, « Chiropractic, one big unhappy family: better together or apart? », Chiropractic & Manual Therapies, vol. 27, no 1, 21 février 2019, p. 4. Schwartz Peter H. et The Hegeler Institute, « An Alternative to Conceptual Analysis in the Function Debate »:, Monist, vol. 87, no 1, 2004, p. 136-153. [1] T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2016 [2] F. Champy, La sociologie des professions, Paris, PUF, 2012, p. 105 [3] C. Leboeuf-Yde et al., « Chiropractic, one big unhappy family: better together or apart? », Chiropractic & Manual Therapies, vol. 27, no 1, 21 février 2019, p. 4 [4] P. H. Schwartz et The Hegeler Institute, « An Alternative to Conceptual Analysis in the Function Debate », Monist, vol. 87, no 1, 2004, p. 138 [5] R. A. Ankeny et S. Leonelli, « Repertoires: A post-Kuhnian perspective on scientific change and collaborative research », Studies in History and Philosophy of Science Part A, vol. 60, 1er décembre 2016, p. 18-28 [6] F. Cova, « Éditorial », Klesis, Philosophie expérimentale, no 27, 2013, p. 1-28
Sujet de thèse
Les utilisations divergentes du concept de fonction comme marqueurs des divisionsprofessionnelles : le cas de la chiropraxie. Inscription novembre 2020Directeur de Thèse
Denis Forest